Les effets des produits chimiques sur la biodiversité en Europe : la démarche utilisée
L’investigation scientifique des Pressions et de leurs effets sur la biodiversité a produit lors des dernières décennies une information extrêmement abondante, mais qui reste « enfermée » dans les revues spécialisées. Les niveaux de scientificité et de détail rendent cette information inaccessible pour l’utilisateur non-specialiste, d’autant plus qu’elle s’accompagne d’une absence de structuration et de synthèse. Dans ces conditions, il pourrait paraître paradoxal que l’on évoque souvent le manque de connaissance sur le sujet. Ce ne l’est toutefois pas, car le nombre de Pressions chimiques potentiellement à effet pour le vivant son légion, tout comme les niveaux et les formes de manifestation de leurs dommages. Ainsi aucune connaissance n’est encore développée pour les effets ecotoxicologiques d’un bon nombre de substances commercialisées. Une vision d’ensemble des changements induits par les Pressions chimiques sur la biodiversité n’est pas disponible, et il n’y a pas de signes qu’elle le sera dans le court terme. En outre, la démarche politique qui se propose de gérer les Pressions chimiques, à savoir le récenmment entré en vigueur Réglement REACH, est caractérisée par des visions conflictuelles sur la problématique (vue la grandeur des enjeux socio-économiques) et politiques et par l’urgence des décisions à mettre en place (vue l’ampleur potentielle des risques).
On est donc en présence d’une situation « parfaitement post-normale », caractérisée par des multiples défis pour la qualité de la connaissance, dont l’absence d’organisation, les « trous » dans les bases de données, la vacillation des fondements épistémologiques et le caractère disputé de la légitimité sociale des méthodes à appliquer.
D’une autre manière et ayant comme objet les Pressions chimiques pour la biodiversité, ce grain et ceux en relation se propose de répondre à la question qui guide toutes les études de cas de cette thèse : comment assurer que la « meilleure » connaissance disponible est utilisée dans la décision ? Est-ce que KerAlarm est un outil qui répond à cet objectif ?
Plus précisément, l’emploi de l’outil KerAlarm pour la présente étude de cas vise à déployer la logique de veille prospective afin d’identifier « ce qui est important » pour la gestion des Pressions chimiques pour la biodiversité, dans le contexte de cette masse abondante mais mal structurée d’informations disponibles (incertitude « procédurale ») et, dans le même temps, de l’existence d’une incertitude scientifique « substantive » importante. En d’autres termes, on traque les « signaux faibles » d’interaction dommageable entre le monde des substances chimiques et celui du vivant. Ces signaux peuvent se retrouver aussi bien dans le champ scientifique (i.e., résultats de la recherche indiquant des effets négatifs sur la biodiversité) que dans le champ socio-économique et politique (i.e., dysfonctionnements de ces systèmes qui peuvent conduire indirectement à des effets négatifs sur la biodiversité ou à une situation « non-soutenable » associée aux substances chimiques).
En outre, face au constat du manque d’applicabilité des réglementations antérieures portant sur le contrôle des effets environnementaux des produits chimiques, un des défis majeurs qui se pose aujourd’hui pour la gouvernance des risques chimiques pour la biodiversité est de trouver une manière adéquate pour suivre l’efficacité des décisions prises (entre autres, la mise en place de REACH).
Pour la mise en place d’un système de veille – prospective sur les risques chimiques, nous utilisons KerAlarm pour deux finalités :
- la synthèse de l’information par le développement d’indicateurs de Pressions chimiques sur la biodiversité et leur contextualisation à l’échelle Européenne par la sélection des indicateurs prioritaires ;
- l’analyse de la capacité des Pressions à décrire les risques chimiques de manière plus générale et l’identification des opportunités de mobilisation des indicateurs dans des processus de gouvernance multi-acteurs multicritères (avec une attention particulière pour la mise en œuvre du Réglement REACH).
La démarche que nous suivons est donc en deux étapes, chacune se composant d’une structuration/synthèse suivie d’une contextualisation et d’une mobilisation procédurale des informations. Nous suivons ainsi les trois aspects de l’assurance de la qualité de la connaissance (substantive, contextuelle et procédurale), en essayant de comprendre si l’outil d’aide à la délibération KerAlarm nous permet de les aborder dans l’analyse des risques chimiques pour la biodiversité.
Dans une première étape nous nous proposons la sélection d’un jeu de Pressions chimiques pour la biodiversité. Les résultats obtenus informent une deuxième étape, dans laquelle nous analysons la mobilisation d’un ensemble d’indicateurs élargi à toutes les catégories du cadre DPSIR tétraédrique dans un contexte délibératif multicritère.
L’objectif principal de la première étape, la sélection de Pressions chimiques pour la biodiversité, est de fournir un jeu réduit d’indicateurs prioritaires en Europe pour cette problématique, dont le nombre est limité mais qui est représentatif des Pressions. L’idée est d’offrir aux acteurs non-spécialistes, qui sont directement concernés par les effets des produits chimiques sur la biodiversité, un nombre réduit d’informations scientifiques synthétiques, choisies de telle manière qu’elles soient pertinentes pour un ensemble bien plus important d’informations.
Le besoin d’un tel résultat est bien réel au niveau politique européen, comme cela nous a été confirmé par l’Agence Européenne pour l’Environnement (Frederik Schutyser, chef de projet « Analyse et indicateurs de la biodiversité », communication personnelle). À présent, on ne dispose même pas d’une classification unique des Pressions chimiques pour la biodiversité, en Europe. La difficulté des classifications actuelles vient de la multiplicité des critères qui doivent être pris en compte en même temps, ce qui fait que chaque classification proposée est un « sous-ensemble » (toujours différent) de ces critères qui sont considérés plus pertinents par l’organisme qui en fait la proposition (voir Fig. 10.2). Pour la réalisation de cette étape de la démarche d’expérimentation, nous avons mobilisé la contribution d’un groupe de scientifiques hautement compétents, opportunité qui s’est offerte dans le cadre du projet européen ALARM.
La deuxième étape part du constat que la démarche de sélection d’un jeu d’indicateurs prioritaires de Pressions chimiques débouche sur le besoin d’élargir l’application du principe de diversité représentative à des axes de variabilité de la qualité sociale de la connaissance et de dépasser ainsi la seule multiplicité des possibilités de description scientifique des Pressions. La question de l’état incomplet, incohérent et non structuré des informations existantes soulève la question de la capacité à les mobiliser dans un processus de gouvernance. Peut-on travailler avec une description floue de la réalité et toutefois choisir de façon pertinente et informée des pistes d’action ? Cette question, qui guide la deuxième étape de notre démarche de mise en place d’un système de veille pour les risques chimiques, met en lumière la dimension procédurale de la qualité, en rapport avec les dimensions substantive et contextuelle, et permet une discussion de son importance dans l’ensemble de la démarche d’assurance de la qualité de la connaissance.
De manière générale, nous adoptons le concept de « diversité représentative » (O’Connor et Spangenberg, 2008), pour aborder la question de l’assurance de la qualité de l’information communiquée par les indicateurs.
Dans les deux étapes de l’analyse, plusieurs espaces de KerAlarm sont mobilisés, notamment Méthodo, Enjeux, Acteurs, Scénarios et surtout la Matrice de Délibération. Dans la première, l’usage de ce dernier espace est original et les trois axes portent sur des dimensions de variabilité issues de l’investigation empirique de la littérature, à savoir les niveaux d’organisation du vivant, les sources anthropiques des Pressions et les modalités disciplinaires de description scientifique de leurs interactions. Par cet usage, la démarche d’expérimentation de KerAlarm prend un double sens, portant aussi bien sur les possibilités de structuration de l’outil pour répondre à des besoins d’analyse nouveaux que sur les modalités d’exploitation de ses fonctionnalités déjà existantes. Dans une deuxième phase, la Matrice de Délibération est utilisée sous sa forme « classique », avec ses trois axes acteurs, enjeux et scénarios.